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« Saisissez la chance quand elle passe ! ». Robert Badinter de retour à Janson, 75 ans après...

C’était le 9 décembre 2019. Devant un public d’élèves de troisième nombreux, attentifs, silencieux, Robert Badinter a pris la parole. Les questions, loin de le surprendre, lui ont permis de partager avec ce public, réuni à l’initiative de Corinne Guillen, professeur d’Histoire-géographie au collège Janson de Sailly, une belle leçon d’éducation civique, de politique et d’humanisme.

Que garde-t-il de sa scolarité à Janson ?
Robert Badinter prévient : il évoque peu ses souvenirs personnels. En effet la mémoire est, selon lui, une reconstruction subjective de ce qui fût. Néanmoins, il rappelle qu’il est arrivé au lycée en 1936 et qu’il l’a quitté en décembre 1940 pour ne plus y revenir. Sa mère voulait que ses deux fils, Claude et Robert, soient premiers de leur classe et c’est ce qu’ils furent comme en témoignent les bulletins scolaires retrouvés. Ce seront les seuls souvenirs personnels livrés à son auditoire.

Les élèves de Janson n’étaient ni plus ni moins politisés que les lycéens des autres lycées parisiens entre 1936 et 1940. Des signes de révolte sont griffonnés à la craie, signes qui reflétaient les tensions ambiantes d’alors comme « Mort à Blum » ou encore « Mort aux Juifs ». Léon Blum, rappelle-t-il, a suscité une haine comme peu d’hommes ont suscité. Dans les classes supérieures, la politique était plus présente, en particulier l’antisémitisme agitait les esprits.

Après un séjour à Nantes, au moment de la débâcle, toute la famille de Robert Badinter revient à Paris. Il retrouve le lycée, le quartier dont l’atmosphère avait changé : des oriflammes immenses, des troupes allemandes fraîches, fières de leur victoire défilent quotidiennement avenue Henri Martin. Cette armée d’occupation donne l’image d’un pays sûr de lui, jeune et dynamique. Robert Badinter ajoute qu’il a retrouvé ces mêmes troupes en 1943 à Lyon puis en 1944, qui renvoyaient alors une image moins brillante, les Allemands ayant enregistré leurs premières défaites.
Au lycée, Robert Badinter se souvient surtout du froid omniprésent et de l’obsession du ravitaillement. Les trois hivers de la guerre ont tous été très froids et les Parisiens cherchaient à se réchauffer partout où ils pouvaient. Si, d’ailleurs, les salles de cinéma étaient si remplies pendant cette période, ce n’était pas parce que les films étaient remarquables mais parce que les salles étaient chauffées !
De cette période troublée, il garde en mémoire le souvenir de cette haine que de nombreux Français partageaient contre les Juifs qui, s’ils ne représentaient qu’1% de la population française, semblaient représenter un danger incommensurable, « une horde » qui allait s’abattre sur le pays. Contre la volonté de sa mère, il visite l’exposition Berlitz[1] et sort profondément marqué par « cette littérature de déments » qui y est exposée. Un entretien a posteriori avec un camarade de classe lui permet d’évoquer le port de l’étoile jaune. Ce camarade lui a raconté qu’après le décret qui imposait le port de l’étoile jaune pour tous les Juifs de France, il avait fait le trajet de Maison Lafitte au lycée Condorcet où il avait cours et que dans la wagon de ce train de banlieue régnait un silence de mort. Le professeur principal attendait les élèves à l’entrée du lycée et dans sa classe tînt un grand discours républicain. Il rappela que les trois élèves qui portaient cet insigne n’avaient rien demandé, que le lycée restait un lieu où le principe de laïcité s’appliquait et qu’il ne supporterait pas que quiconque fasse une allusion à ce qu’il considérait comme une stigmatisation. Robert Badinter n’a jamais oublié cette référence à la laïcité.

Il a perçu deux ans plus tard la même attitude de la part de son professeur de Français, latin grec. Ce dernier était sans doute un milicien mais un milicien maurassien pense-t-il. Pendant deux ans tous les deux ont vécu un face à face tendu car ce professeur se doutait qu’il était juif mais il ne l’a jamais dénoncé. Robert Badinter ajoute qu’à la Libération ce professeur fût jugé comme milicien, condamné puis gracié. C’était « un remarquable professeur de grec » !
Conformément au décret pris par Pierre Laval, le père de Robert Badinter déclarait sa famille au commissariat du XVIème arrondissement.

Quels ont été ses rapports avec le monde la justice ?
Robert Badinter voulait être professeur de droit mais pour passer l’agrégation de droit, il fallait avoir 25 ans. Or, licencié de droit à 21 ans il ne pouvait se permettre d’attendre 4 ans. Il devient donc avocat « par hasard », ce qui ne l’empêche pas par la suite de passer l’agrégation de droit, de la réussir et de l’enseigner. La vie, ajoute-t-il, est faite de chances à ne pas laisser passer. Il invite les élèves à saisir cette chance, sans hésiter, quand elle se présente.

Qu’est-ce qui a motivé son engagement en politique ?
Il n’est jamais devenu membre du parti communiste tant il a été stupéfait par l’attitude des dirigeants vis-à-vis des adhérents. Il a vu au cours d’une réunion une fille et un garçon, qui étaient ses amis, obligés de séparer publiquement car les cadres du parti n’acceptaient pas une histoire d’amour et exigeaient de ses adhérents un comportement vertueux. Il a certes vendu « L’Humanité », mais c’était uniquement pour faire plaisir à la directrice du pool des dactylos !

La manifestation des lycéens parisiens le 11 novembre 1940 à l’Etoile ?
Il n’avait que 12 ans. Le noyau de résistants au lycée se trouvait dans les classes terminales. Il était inconcevable vu les dangers qui existaient de faire participer des élèves de son âge.

Son action la plus forte a été sans conteste d’avoir fait abolir la peine de mort en France. Ses convictions se sont forgées lors du procès de Patrick Henri qu’il défendait. Il se souvient des regards de rage dans le prétoire lors des plaidoiries. Il a reçu des courriers de menace, une bombe a explosé chez lui. Les Français étaient alors à 60% pour le maintien de la peine de mort. Mais le candidat François Mitterrand avait inscrit l’abolition de la peine de mort dans son programme. Le texte de loi, soutenu par Robert Badinter dans une intervention historique est adopté par le Parlement en septembre 1981. La France est le 35ème État à abolir cette peine, le dernier en Europe. Aujourd’hui 100 États sur 198 ont aboli la peine de mort, et Robert Badinter milite toujours pour une abolition universelle de ce châtiment.

Que pense-t-il de l’Affaire Dreyfus ?
(question liée à la récente sortie du film « J’accuse », de Roman Polanski)
C’est, à ses yeux, le titre de la plus révoltante injustice, l’expression la plus spectaculaire de l’antisémitisme qui existait à cette époque en France. Il cite Maurice Barrès, traditionnaliste et antisémite : « Sa culpabilité (celle du capitaine Alfred Dreyfus), je la déduis de sa race, coupable parce que juif et seul juif de l’Etat-major ».
Robert Badinter souligne que personne ne se pose la question de savoir pourquoi Alfred Dreyfus aurait trahi au profit de l’Allemagne. Or la famille de ce militaire avait quitté l’Alsace pour ne pas être allemande, sa femme avait du bien et la France était le pays chéri d’adoption. Toutes ces raisons prouvent que le capitaine Dreyfus n’avait aucun intérêt à trahir. Cette condamnation était l’expression de l’antisémitisme ordinaire qui régnait en cette fin du XIXème siècle.

Deux interprétations de l’Affaire Dreyfus sont possibles : Théodore Herzl justifie ainsi la nécessité de créer un État juif en Palestine puisque même dans le pays des Droits de l’homme, les Juifs sont malvenus. Robert Levinas pour sa part évoqua la Lituanie son pays natal le pays où il fallait aller puisque ce fût le seul pays où la moitié de la population se leva pour défendre l’honneur du capitaine Dreyfus. Et ainsi l’affaire Dreyfus devint le symbole du combat des « intellectuels ».

Pour clore ce douloureux chapitre, Robert Badinter distille une anecdote qui constitue un savoureux pied de nez à l’Histoire. Le capitaine Dreyfus, devenu Lieutenant-colonel en 1918, meurt le 12er juillet 1935. Le rite juif demande que l’enterrement soit célébré dans les deux jours qui suivent le décès soit le 14 juillet. Au matin du 14 juillet, le cercueil revêtu du drapeau tricolore décoré de la Légion d’honneur quitte le domicile, descend par le boulevard Malesherbes puis se dirige vers la Madeleine en direction du cimetière Montparnasse. Place de la Concorde, le cortège est arrêté par le détachement militaire qui assure la sécurité du traditionnel défilé militaire. Le colonel commandant le détachement, averti qu’il s’agit du cortège funèbre d’un officier lui ouvre le passage et ordonne à ses troupes de saluer la dépouille de ce militaire dont il ignore le nom. Et c’est ainsi que le Lieutenant-colonel Alfred Dreyfus fût salué par ses pairs, à l’insu de leur plein gré, sur le chemin de sa dernière demeure !

Quittant la salle Clermont sous des applaudissements nourris, Robert Badinter est invité à se diriger vers la nouvelle salle de réunion du collège. L’occasion de lui montrer une aile rénovée du lycée. L’occasion, pour Marielle Vichot, secrétaire générale des Jansoniens et professeur d’Histoire, de lui remettre des copies d’extraits de son dossier scolaire et quelques autres souvenirs de son passage au lycée Janson. Cette salle porte désormais le nom de « Salle Robert Badinter ».

 

[1] L’exposition Berlitz se tient à Paris du 5 septembre 1941 au 5 janvier 1942. Elle est intitulée « Le Juif et la France » et se tient au palais Berlitz dans le IIéme arrondissement de Paris près de l’Opéra. Cette exposition a un but pédagogique pour ses auteurs. Il s’agit d’ «aider les Français à reconnaître les Juifs par leurs caractéristiques physiques » et de démontrer l’ « emprise corruptrice générale » que ces derniers exerceraient sur le pays.

 




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